REVUE SPIRITE JOURNAL D'ETUDES PSYCHOLOGIQUES - 1864

Allan Kardec

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Destruction des Aborigènes du Mexique

On nous écrit de Bordeaux :

« En lisant, dans le Civilisateur de Lamartine, les lettres de Christophe Colomb sur l'état du Mexique au moment de la découverte, le passage suivant a particulièrement appelé notre attention :

La nature, dit Colomb, y est si prodigue, que la propriété n'y a pas créé le sentiment de l'avarice ou de la cupidité. Ces hommes paraissent vivre dans un âge d'or, heureux et tranquilles au milieu de jardins ouverts et sans bornes, qui ne sont ni entourés de fossés, ni divisés par des palissades, ni défendus par des murs. Ils agissent loyalement l'un envers l'autre, sans lois, sans livres, sans juges. Ils regardent comme un méchant homme celui qui prend plaisir à faire du mal à un autre. Cette horreur des bons contre les méchants paraît être toute leur législation.

Leur religion n'est que le sentiment d'infériorité, de reconnaissance et d'amour envers l'Être invisible qui leur avait prodigué la vie et la félicité.

Il n'y a point, dans l'univers, une meilleure nation et un meilleur pays ; ils aiment leurs voisins comme eux-mêmes ; ils ont toujours un langage doux et gracieux, et le sourire de la tendresse sur les lèvres. Ils sont nus, il est vrai, mais vêtus de leur candeur et de leur innocence. »

D'après ce tableau, ces peuples étaient infiniment supérieurs, non seulement à leurs envahisseurs, mais ils le seraient encore aujourd'hui en les comparant à ceux des pays les plus civilisés. Les Espagnols n'ont rien pris de leurs vertus et leur ont communiqué leurs vices ; en échange de leur bon accueil, ils ne leur ont apporté que l'esclavage et la mort ; ces malheureux ont été, en grande partie, exterminés, et le peu qu'il en reste s'est perverti au contact des conquérants.

« Devant ces résultats, on se demande :

Où est le progrès, et quel bien moral l'humanité a recueilli de tant de sang répandu ? Ne valait-il pas mieux que la vieille Europe ignorât le Nouveau Monde, si heureux avant cette découverte ?

A cette question, mon guide spirituel répond :

Nous te répondrions avec plaisir si ton esprit était en état de traiter en ce moment un sujet sérieux, nécessitant quelques développements spirito-philosophiques. Adresse-toi à Kardec ; cet ordre d'idées a déjà été débattu, mais on y reviendra d'une manière plus lucide que tu ne pourrais le faire, parce que tu as toujours l'esprit tendu et l'oreille au guet ; c'est une conséquence de ta position actuelle, il faut t'y soumettre. »

Il ressort de ceci une première instruction, c'est qu'il ne suffit pas d'être médium, même formé et développé, pour obtenir à volonté des communications sur le premier sujet venu. Celui-ci a fait ses preuves, mais, à ce moment, son propre Esprit, fortement et péniblement préoccupé d'autres choses, ne pouvait avoir le calme nécessaire. C'est ainsi que mille circonstances peuvent s'opposer à l'exercice de la faculté médianimique ; la faculté n'en subsiste pas moins, mais elle n'est rien sans le concours des Esprits, qui le donnent ou le refusent selon qu'ils le jugent à propos, et cela très souvent dans l'intérêt même du médium.

Quant à la question principale, voici la réponse obtenue dans la Société de Paris :



(8 juillet 1864. ‑ Médium, M. d'Ambel.)

« Sous les apparences d'une certaine bonté naturelle et avec des mœurs plutôt douces que vertueuses, les Incas vivaient nonchalamment, sans progresser ni s'élever. La lutte manquait à ces races primitives, et si les batailles sanglantes ne les décimaient pas ; si une ambition individuelle n'y exerçait pas une pression souveraine pour lancer ces peuplades à des conquêtes, elles n'en étaient pas moins atteintes d'un virus dangereux qui conduisait leur race à l'extinction. Il fallait retremper les sources vitales de ces Incas abâtardis dont les Astecs représentaient la décadence fatale qui devait frapper tous ces peuples. A ces causes toutes physiologiques, si nous joignons les causes morales, nous remarquons que le niveau des sciences et des arts y était également resté dans une enfance prolongée. Il y avait donc utilité pour ces pays paisibles d'être mis au niveau des races occidentales. Aujourd'hui on croit la race disparue, parce qu'elle s'est fondue avec la famille des conquérants espagnols. De cette race croisée a surgi une nation jeune et vivace qui, par un élan vigoureux, ne tardera pas à atteindre les peuples du vieux continent. De tant de sang versé que reste-t-il, demande-t-on de Bordeaux ? D'abord, le sang versé n'a pas été aussi considérable qu'on pourrait le croire. Devant les armes à feu et devant les quelques soldats de Pizarre, toute la contrée envahie se soumit comme devant des demi-dieux sortis des eaux. C'est presque un épisode de la mythologie antique, et cette race indienne est, sous plus d'un rapport, semblable à celles qui défendaient la Toison d'or. »

A cette judicieuse explication, nous ajouterons quelques réflexions.

Au point de vue anthropologique, l'extinction des races est un fait positif ; au point de vue de la philosophie, c'est encore un problème ; au point de vue de la religion, le fait est inconciliable avec la justice de Dieu, si l'on admet pour l'homme une seule existence corporelle décidant de son avenir pour l'éternité. En effet, les races qui s'éteignent sont toujours des races inférieures à celles qui succèdent ; peuvent-elles avoir dans la vie future une position identique à celle des races plus perfectionnées ? Le simple bon sens repousse cette idée, autrement le travail que nous faisons pour nous améliorer serait inutile, et autant eût valu pour nous rester sauvages. La non-préexistence de l'âme implique forcément, pour chaque race, la création de nouvelles âmes plus parfaites à leur sortie des mains du Créateur, hypothèse inconciliable avec le principe de toute justice. Si l'on admet, au contraire, un même point de départ pour toutes et une succession d'existences progressives, tout s'explique.

Dans l'extinction des races, on ne tient généralement compte que de l'être matériel qui seul est détruit, tandis qu'on oublie l'être spirituel qui est indestructible et ne fait que changer de vêtement, parce que le premier n'était plus en rapport avec son développement moral et intellectuel. Supposons toute la race nègre détruite, il n'y aura de détruit que le vêtement noir ; mais l'Esprit, qui vit toujours, revêtira d'abord un corps intermédiaire entre le noir et le blanc, et plus tard un corps blanc. C'est ainsi que l'être placé au dernier degré de l'humanité atteindra, dans un temps donné, la somme des perfections compatibles avec l'état de notre globe.

Il ne faut donc pas perdre de vue que l'extinction des races n'atteint que le corps et n'affecte en rien l'Esprit ; celui-ci, loin d'en souffrir, y gagne un instrument plus perfectionné, pourvu de cordes cérébrales répondant à un plus grand nombre de facultés. L'Esprit d'un sauvage, incarné dans le corps d'un savant européen, n'en serait pas plus savant, il ne saurait que faire de son instrument, dont les cordes inactives s'atrophieraient ; l'Esprit d'un savant, incarné dans le corps d'un sauvage, y serait comme un grand pianiste devant un piano manquant de la plupart des cordes. Cette thèse a été développée dans un article de la Revue du mois d'avril 1862, sur la perfectibilité de la race nègre.

La race blanche caucasique est, sans contredit, celle qui occupe le premier rang sur la terre ; mais a-t-elle atteint l'apogée de la perfection ? Toutes les facultés de l'âme y sont-elles représentées ? Qui oserait le dire ? Supposons donc que les Esprits de cette race progressant continuellement, finissent par s'y trouver à l'étroit, la race disparaîtra pour faire place à une race d'une organisation plus richement pourvue ; ainsi le veut la loi du progrès. Déjà, dans la race blanche elle-même, ne voit-on pas des nuances bien tranchées comme développement moral et intellectuel ? On peut être certain que les plus avancés absorberont les autres.

La disparition des races s'opère de deux manières : chez les unes, par l'extinction naturelle, suite des conditions climatériques et de l'abâtardissement, lorsqu'elles restent isolées ; chez les autres, par les conquêtes et la dispersion qui amènent les croisements. On sait que de la race nègre et de la race blanche est sortie une race intermédiaire de beaucoup supérieure à la première, et qui est comme un échelon pour les Esprits de celle-ci. Puis, la fusion du sang amène l'alliance des Esprits dont les plus avancés aident au progrès des autres. Qui peut prévoir, sous ce rapport, les conséquences de la dernière guerre de la Chine ? les modifications que vont produire, dans ce pays si longtemps stationnaire, les nouveaux éléments physiologiques et psychologiques qui y sont apportés ? Dans quelques siècles, il ne sera peut-être pas plus reconnaissable que ne l'est le Mexique d'aujourd'hui comparé à celui du temps de Colomb.

Quant aux indigènes du Mexique, nous dirons, comme Eraste, qu'il y avait chez eux des mœurs plutôt douces que vertueuses, et nous ajouterons qu'on a sans doute un peu trop poétisé leur prétendu âge d'or. L'histoire de la conquête nous apprend qu'ils se faisaient entre eux la guerre, ce qui n'annonce pas un grand respect pour les droits de ses voisins. Leur âge d'or était celui de l'enfance ; ils sont aujourd'hui dans la fougue de la jeunesse ; plus tard, ils atteindront l'âge viril. S'ils n'ont pas encore la vertu des sages, ils ont acquis l'intelligence qui les y conduira, quand ils seront mûris par l'expérience ; mais il faut des siècles pour l'éducation des peuples ; elle ne s'opère que par la transformation de leurs éléments constitutifs. La France serait-elle ce qu'elle est aujourd'hui sans la conquête des Romains ? Et les Barbares se seraient-ils civilisés, s'ils n'avaient envahi la Gaule ? La sagesse gauloise et la civilisation romaine unies à la vigueur des peuples du Nord ont fait le peuple français actuel.

Sans doute il est pénible de penser que le progrès a parfois besoin de la destruction ; mais il faut bien détruire les vieilles masures pour les remplacer par des maisons neuves, plus belles et plus commodes. Il faut d'ailleurs tenir compte de l'état arriéré du globe, où l'humanité n'en est encore qu'au progrès matériel et intellectuel ; quand elle sera entrée dans la période du progrès moral et spirituel, les besoins moraux l'emporteront sur les besoins matériels ; les hommes se gouverneront selon la justice et n'auront plus à revendiquer leur place par la force ; alors la guerre et la destruction n'auront plus leur raison d'être ; jusque-là, la lutte est une conséquence de leur infériorité morale.

L'homme, vivant plus matériellement que spirituellement, n'envisage les choses qu'au point de vue actuel et matériel, et par conséquent borné. Jusqu'à présent, il a ignoré que le rôle capital est à l'Esprit ; il a vu les effets, mais n'a pas connu la cause, c'est pour cela qu'il s'est si longtemps fourvoyé dans les sciences, dans ses institutions et dans ses religions. Le Spiritisme, en lui apprenant la participation de l'élément spirituel dans toutes les choses du monde, élargit son horizon et change le cours de ses idées ; il ouvre l'ère du progrès moral.

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