REVUE SPIRITE JOURNAL D'ETUDES PSYCHOLOGIQUES - 1864

Allan Kardec

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Cet ouvrage est trop connu aujourd'hui pour qu'il soit besoin d'en donner une analyse ; nous nous bornerons donc à examiner le point de vue auquel l'auteur s'est placé, et à en déduire quelques conséquences.

La touchante dédicace à l'âme de sa sœur, que M. Renan met en tête du volume, quoique très courte, est, à notre avis, un morceau capital, car c'est toute une profession de foi. Nous la citons intégralement, parce qu'elle nous donnera lieu de faire quelques remarques importantes, d'un intérêt général.

A l’âme pure de ma sœur Henriette morte à Byblos, le 24 septembre 1861.

« Te souviens-tu, du sein de Dieu où tu reposes, de ces longues journées de Ghazir, ou, seul avec toi, j'écrivais ces pages inspirées par les lieux que nous venions de parcourir ? Silencieuse à côté de moi, tu relisais chaque feuille et la recopiais sitôt écrite, pendant que la mer, les villages, les ravins, les montagnes, se déroulaient à nos pieds. Quand l'accablante lumière avait fait place à l'innombrable armée des étoiles, tes questions fines et délicates, tes doutes discrets, me ramenaient à l'objet sublime de nos communes pensées. Tu me disais un jour que ce livre-ci tu l'aimerais, d'abord parce qu'il avait été fait avec toi, et aussi parce qu'il te plaisait. Si parfois tu craignais pour lui les étroits jugements de l'homme frivole, toujours tu fus persuadée que les âmes vraiment religieuses finiraient par s'y plaire. Au milieu de ces douces méditations, la mort nous frappa tous les deux de son aile ; le sommeil de la fièvre nous prit à la même heure ; je me réveillai seul !… Tu dors maintenant dans la terre d'Adonis, près de la sainte Byblos et des eaux sacrées où les femmes des mystères antiques venaient mêler leurs larmes. Révèle-moi, ô bon génie, à moi que tu aimais, ces vérités qui dominent la mort, empêchent de la craindre, et la font presque aimer. »

A moins de supposer que M. Renan ait joué une indigne comédie, il est impossible que de telles paroles viennent sous la plume d'un homme qui croit au néant. On voit sans doute des écrivains, au talent souple, jouer avec les idées et les croyances les plus contradictoires, au point de faire illusion sur leurs propres sentiments ; c'est que, comme l'acteur, ils possèdent l'art de l'imitation. Une idée n'a pas besoin d'être pour eux un article de foi ; c'est un thème sur lequel ils travaillent, pour peu qu'elle prête à l'imagination, et qu'ils arrangent, tantôt d'une façon, tantôt d'une autre, selon les besoins de la circonstance. Mais il est des sujets auxquels l'incrédule le plus endurci ne saurait toucher sans se sentir sacrilège ; tel est celui de la dédicace de M. Renan. En pareil cas, un homme de cœur s'abstient plutôt que de parler contre sa conviction ; ce ne sont pas ceux que l'on choisit pour faire de l'effet.

En prenant les formes de cette dédicace pour l'expression consciencieuse de la pensée de l'auteur, on y trouve plus qu'une vague pensée spiritualiste. En effet, ce n'est pas l'âme perdue dans les profondeurs de l'espace, absorbée dans une éternelle et béate contemplation, ou dans des douleurs sans fin ; ce n'est pas non plus l'âme du panthéiste, s'annihilant dans l'océan de l'intelligence universelle ; c'est le tableau de l'âme individuelle, ayant le souvenir de ses affections et de ses occupations terrestres, revenant dans les lieux qu'elle a habités, auprès des personnes aimées. M. Renan ne parlerait pas ainsi à un mythe, à un être abîmé dans le néant ; pour lui, l'âme de sa sœur est à ses côtés ; elle le voit, elle l'inspire, elle s'intéresse à ses travaux ; il y a entre elle et lui échange de pensées, communication spirituelle ; sans s'en douter, il fait, comme tant d'autres, une véritable évocation. Que manque-t-il à cette croyance pour être complètement spirite ? La communication matérielle. Pourquoi donc M. Renan la rejette-t-il parmi les croyances superstitieuses ? Parce qu'il n'admet ni surnaturel ni merveilleux. Mais s'il connaissait l'état réel de l'âme après la mort, les propriétés de son enveloppe périspritale, il comprendrait que le phénomène des manifestations spirites ne sort pas des lois naturelles, et qu'il n'est pas besoin pour cela de recourir au merveilleux ; que dès lors ce phénomène a dû se produire dans tous les temps et chez tous les peuples, et qu’il est à la source d'une foule de faits faussement qualifiés de surnaturels par les uns, ou attribués à l'imagination par les autres ; qu'il n'est au pouvoir de personne d'empêcher ces manifestations, et qu'il est possible de les provoquer dans certains cas. Que fait donc le Spiritisme, sinon nous révéler une nouvelle loi de la nature ? Il fait, à l'égard d'un certain ordre de phénomènes, ce qu'a fait pour d'autres la découverte des lois de l'électricité, de la gravitation, de l'affinité moléculaire, etc. La science aurait-elle donc la prétention d'avoir le dernier mot de la nature ? Y a-t-il rien de plus surprenant, de plus merveilleux en apparence que de correspondre en quelques minutes avec une personne qui est à cinq cents lieues ? Avant la connaissance de la loi de l'électricité, un tel fait eût passé pour de la magie, de la sorcellerie, de la diablerie, ou pour un miracle ; sans aucun doute, un savant à qui on l'aurait raconté l'aurait repoussé, et n'aurait pas manqué d'excellentes raisons pour démontrer qu'il était matériellement impossible. Impossible, sans doute, selon les lois alors connues, mais très possible d'après une loi qu'on ne connaissait pas. Pourquoi donc serait-il plutôt possible de communiquer instantanément avec un être vivant dont le corps est à cinq cents lieues, qu'avec l'âme de ce même être qui est à côté de nous ? C'est, dit-on, qu'il n'a plus de corps. Et qui vous dit qu'il n'en a plus ? C'est précisément le contraire que vient prouver le Spiritisme, en démontrant que si son âme n'a plus l'enveloppe matérielle, compacte, pondérable, elle en a une fluidique, impondérable, mais qui n'en est pas moins une sorte de matière ; que cette enveloppe, invisible dans son état normal, peut, dans des circonstances données et par une sorte de modification moléculaire, devenir visible, comme la vapeur par la condensation ; il n'y a là, comme on le voit, qu'un phénomène très naturel, dont le Spiritisme donne la clef par la loi qui régit les rapports du monde visible et du monde invisible.

M. Renan, persuadé que l'âme de sa sœur, ou son Esprit, ce qui est la même chose, était auprès de lui, le voyait et l'entendait, devait croire que cette âme était quelque chose. Si quelqu'un fût venu lui dire : Cette âme dont votre pensée devine la présence n'est pas un être vague et indéfini ; c'est un être limité et circonscrit par un corps fluidique, invisible comme la plupart des fluides ; la mort n'a été pour elle que la destruction de son enveloppe corporelle, mais elle a conservé son enveloppe éthérée indestructible ; de sorte que vous avez près de vous votre sœur, telle qu'elle était de son vivant, moins le corps qu'elle a laissé sur la terre, comme le papillon laisse sa chrysalide ; en mourant elle n'a fait que se dépouiller du grossier vêtement qui ne pouvait plus lui servir, qui la retenait à la surface du sol, mais elle a conservé un vêtement léger qui lui permet de se transporter partout où elle veut, de franchir l'espace avec la rapidité de l'éclair ; au moral, c'est la même personne avec les mêmes pensées, les mêmes affections, la même intelligence, mais avec des perceptions nouvelles, plus étendues, plus subtiles, ses facultés n'étant plus comprimées par la matière lourde et compacte à travers laquelle elles devaient se transmettre ; dites si ce tableau a rien de déraisonnable ? Le Spiritisme, en prouvant qu'il est réel, est-il donc aussi ridicule que quelques-uns le prétendent ? Que fait-il, en définitive ? Il démontre d'une manière patente l'existence de l'âme ; en prouvant que c'est un être défini, il donne un but réel à nos souvenirs et à nos affections. Si la pensée de M. Renan n'était qu'un rêve, une fiction poétique, le Spiritisme vient faire de cette fiction une réalité.

La philosophie s'est de tout temps attachée à la recherche de l'âme, de sa nature, de ses facultés, de son origine et de sa destinée ; d'innombrables théories ont été faites à ce sujet, et la question est toujours restée indécise. Pourquoi cela ? Apparemment qu'aucune n'a trouvé le nœud du problème, et ne l'a résolu d'une manière assez satisfaisante pour convaincre tout le monde. Le Spiritisme vient à son tour donner la sienne ; il s'appuie sur la psychologie expérimentale ; il étudie l'âme, non seulement pendant la vie, mais après la mort ; il l'observe à l'état d'isolement ; il la voit agir en liberté, tandis que la philosophie ordinaire ne la voit que dans son union avec le corps, soumise aux entraves de la matière, c'est pourquoi elle confond trop souvent la cause avec l'effet. Elle s'efforce de démontrer l'existence et les attributs de l'âme par des formules abstraites, inintelligibles pour les masses ; le Spiritisme en donne des preuves palpables et la fait pour ainsi dire toucher au doigt et à l'œil ; il s'exprime en termes clairs, à la portée de tout le monde. Est-ce que la simplicité du langage lui ôterait le caractère philosophique, ainsi que le prétendent certains savants ?

La philosophie spirite a cependant un tort grave aux yeux de beaucoup de gens, et ce tort est dans un seul mot. Le mot âme, même pour les incrédules, a quelque chose de respectable et qui impose ; le mot Esprit, au contraire, réveille en eux les idées fantastiques des légendes, des contes de fées, des feux follets, des loups-garous, etc. ; ils admettent volontiers qu'on puisse croire à l'âme, quoique n'y croyant pas eux-mêmes, mais ils ne peuvent comprendre qu'avec du bon sens on puisse croire aux Esprits. De la une prévention qui leur fait regarder cette science comme puérile et indigne de leur attention ; la jugeant sur l'étiquette, ils la croient inséparable de la magie et de la sorcellerie. Si le Spiritisme se fût abstenu de prononcer le mot Esprit, et s'il y eût en toutes circonstances substitué le mot âme, l'impression, pour eux, eût été tout autre. A la grande rigueur, ces profonds philosophes, ces libres penseurs, admettront bien que l'âme d'un être qui nous fut cher entende nos regrets et vienne nous inspirer, mais ils n'admettront pas qu'il en soit de même de son Esprit. M. Renan a pu mettre en tête de sa dédicace : A l'âme pure de ma sœur Henriette ; il n'aurait pas mis : A l'Esprit pur.

Pourquoi donc le Spiritisme s'est-il servi du mot Esprit ? Est-ce une faute ? Non, au contraire. D'abord, ce mot était consacré dès les premières manifestations, avant la création de la philosophie spirite ; puisqu'il s'agissait de déduire les conséquences morales de ces manifestations, il y avait utilité à conserver une dénomination passée en usage, afin de montrer la connexité de ces deux parties de la science. Il était en outre évident que la prévention attachée à ce mot, circonscrite à une catégorie spéciale de personnes, devait s'effacer avec le temps ; l'inconvénient ne pouvait qu'être momentané.

En second lieu, si le mot Esprit était un repoussoir pour quelques individus, il était un attrait pour les masses, et devait contribuer plus que l'autre à populariser la doctrine. Il fallait donc préférer le plus grand nombre au plus petit.

Un troisième motif est plus sérieux que les deux autres. Les mots âme et Esprit, bien que synonymes et employés indifféremment, n'expriment pas exactement la même idée. L'âme est à proprement parler le principe intelligent, principe insaisissable et indéfini comme la pensée. Dans l'état de nos connaissances, nous ne pouvons le concevoir isolé de la matière d'une façon absolue. Le périsprit, quoique formé de matière subtile, en fait un être limité, défini, et circonscrit son individualité spirituelle ; d'où l'on peut formuler cette proposition : L'union de l'âme, du périsprit et du corps matériel constitue l'homme ; l'âme et le périsprit séparés du corps constituent l'être appelé Esprit. Dans les manifestations, ce n'est donc pas l'âme seule qui se présente ; elle est toujours revêtue de son enveloppe fluidique ; cette enveloppe est l'intermédiaire nécessaire à l'aide duquel elle agit sur la matière compacte. Dans les apparitions, ce n'est pas l'âme qu'on voit, mais le périsprit ; de même que lorsqu'on voit un homme on voit son corps, mais on ne voit pas la pensée, la force, le principe qui le fait agir.

En résumé, l'âme est l'être simple, primitif ; l'Esprit est l'être double ; l'homme est l'être triple ; si l'on confond l'homme avec ses vêtements, on aura un être quadruple. Dans la circonstance dont il s'agit, le mot Esprit est celui qui correspond le mieux à la chose exprimée. Par la pensée, on se représente un Esprit, on ne se représente pas une âme.

M. Renan, convaincu que l'âme de sa sœur le voyait et l'entendait, ne pouvait supposer qu'elle fût seule dans l'espace ; une simple réflexion devait lui dire qu'il doit en être de même de toutes celles qui quittent la terre. Les âmes ou Esprits ainsi répandus dans l'immensité constituent le monde invisible qui nous entoure et au milieu duquel nous vivons ; de sorte que ce monde n'est point composé d'êtres fantastiques, de gnomes, de farfadets, de démons cornus et à pieds fourchus, mais des êtres mêmes qui ont formé l'humanité terrestre. Qu'y a-t-il là d'absurde ? Le monde visible et le monde invisible se trouvant ainsi perpétuellement en contact, il en résulte une réaction incessante de l'un sur l'autre ; de là une foule de phénomènes qui rentrent dans l'ordre des faits naturels. Le Spiritisme moderne ne les a ni découverts ni inventés ; il les a mieux étudiés et mieux observés ; il en a recherché les lois et les a, par cela même, rayés de l'ordre des faits merveilleux.

Les faits qui se rattachent au monde invisible et à ses rapports avec le monde visible, plus ou moins bien observés à toutes les époques, se lient à l'histoire de presque tous les peuples, et surtout à l'histoire religieuse ; c'est pourquoi il y est fait allusion dans maints passages des écrivains sacrés et profanes. C'est faute de connaître cette relation que tant de passages sont demeurés inintelligibles, et ont été si diversement et si faussement interprétés.

C'est par la même raison que M. Renan s'est si étrangement mépris sur la nature des faits rapportés dans l'Évangile, sur le sens des paroles du Christ, son rôle et son véritable caractère, ainsi que nous le démontrerons dans un prochain article. Ces réflexions, auxquelles nous ont conduit son préambule, étaient nécessaires pour apprécier les conséquences qu'il a tirées du point de vue où il s'est placé.

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