Ce livre est un de ceux qui ne peuvent être complètement réfutés que par un autre livre. Il faudrait le discuter article par article ; c'est une tâche que nous n'entreprendrons point, par la raison qu'il touche à des questions qui ne sont pas de notre ressort, et que beaucoup d'autres s'en sont chargés ; nous nous bornerons à l'examen des conséquences que l'auteur a tirées du point de vue où il s'est placé.
Il y a dans cet ouvrage, comme dans tous les ouvrages historiques, deux parties très distinctes : la relation des faits, et l'appréciation de ces faits. La première est une question d'érudition et de bonne foi ; la seconde dépend entièrement de l'opinion personnelle. Deux hommes peuvent parfaitement se rencontrer sur l'une, et différer complètement sur l'autre.
Il est naturel que la partie religieuse ait été attaquée, parce que c'est une question de croyance, mais la partie historique ne paraît pas être invulnérable, si l'on en juge par les critiques des théologiens qui lui contestent non seulementl'appréciation, mais l'exactitude de certains faits. Nous laisserons à de plus compétents que nous le soin de décider cette dernière question ; toutefois, sans nous constituer juge du débat, nous reconnaîtrons que certaines critiques sont évidemment fondées, mais que sur plusieurs points importants de l'histoire, les remarques de M. Renan sont parfaitement justes. Parmi les nombreuses réfutations qui ont été faites de son livre, nous croyons devoir signaler celle du P. Gratry comme une des plus logiques et des plus impartiales ; il y fait surtout ressortir avec beaucoup de clarté les contradictions qu'on y rencontre à chaque pas
[1].
Admettons cependant que M. Renan ne se soit en rien écarté de la vérité historique, cela n'implique pas la justesse de son appréciation, parce qu'il a fait ce travail en vue d'une opinion et avec des idées préconçues. Il a étudié les faits pour y chercher la preuve de cette opinion, et non pour s'en former une ; naturellement il n'y a vu que ce qui lui a paru conforme à sa manière de voir, tandis qu'il n'y a pas vu ce qui y était contraire. Son opinion est sa mesure ; il le dit du reste lui-même dans ce passage de son introduction, page 5 : « Je serai satisfait si, après avoir écrit la vie de Jésus, il m'est donné de raconter comme je l'entends l'histoire des apôtres, l'état de la conscience chrétienne durant les semaines qui suivirent la mort de Jésus, la formation du cycle légendaire de la résurrection, les premiers actes de l'Église de Jérusalem, la vie de saint Paul, etc. » Il peut y avoir plusieurs manières d'apprécier un fait, mais le fait en lui-même est indépendant de l'opinion. C'est donc une histoire des apôtres à sa manière que M. Renan se propose de donner, comme il a donné, à sa manière, l'histoire de la vie de Jésus. Se trouve-t-il dans les conditions d'impartialité voulues pour que son opinion fasse foi ? Il nous permettra d'en douter.
Persuadé qu'il était dans le vrai, il a pu agir, et nous croyons qu'il a agi de bonne foi, et que les erreurs matérielles qu'on lui reproche ne sont pas le résultat d'un dessein prémédité d'altérer la vérité, mais d'une fausse appréciation des choses. Il est dans la position d'un homme consciencieux, partisan exclusif des idées de l'ancien régime, et qui écrirait une histoire de la Révolution française. Son récit pourra être d'une scrupuleuse exactitude, mais le jugement qu'il portera sur les hommes et sur les choses sera le reflet de ses propres idées ; il blâmera ce que d'autres approuveront. En vain aura-t-il parcouru les lieux où les événements se sont passés, ces lieux lui confirmeront les faits, mais ne les lui feront pas envisager d'une autre manière. Tel a été M. Renan parcourant la Judée l'Evangile à la main ; il y a trouvé les traces du Christ, d'où il conclut que le Christ avait existé, mais il n'y a pas vu le Christ autrement qu'il ne le voyait auparavant. Là où il n'a vu que les pas d'un homme, un apôtre de la foi orthodoxe aurait aperçu l'empreinte de la Divinité.
Son appréciation vient du point de vue où il s'est placé. Il se défend d'athéisme et de matérialisme, parce qu'il ne croit pas que la matière pense, qu'il admet un principe intelligent, universel, réparti dans chaque individu à dose plus ou moins forte. Que devient ce principe intelligent à la mort de chaque individu ? Si l'on en croit la dédicace de M. Renan à l'âme de sa sœur, il conserve son individualité et ses affections ; mais si l'âme conserve son individualité et ses affections, il y a donc un monde invisible, intelligent et aimant ; or, ce monde, puisqu'il est intelligent, ne peut rester inactif ; il doit jouer un rôle quelconque dans l'univers. Eh bien ! l'ouvrage entier est la négation de ce monde invisible, de toute intelligence active en dehors du monde visible ; par conséquent de tout phénomène résultant de l'action d'intelligences occultes, de tout rapport entre les morts et les vivants ; d'où il faut conclure que sa touchante dédicace est une œuvre d'imagination suscitée par le regret sincère qu'il ressent de la perte de sa sœur, et qu'il y exprime son désir plus que sa croyance ; car s'il avait cru sérieusement à l'existence individuelle de l'âme de sa sœur, à la persistance de son affection pour lui, à sa sollicitude, à son inspiration, cette croyance lui eût donné des idées plus vraies sur le sens de la plupart des paroles du Christ.
Le Christ, en effet, se préoccupant de l'avenir de l'âme, fait incessamment allusion à la vie future, au monde invisible, par conséquent, qu'il présente comme bien plus enviable que le monde matériel, et comme devant faire l'objet de toutes les aspirations de l'homme. Pour celui qui ne voit rien en dehors de l'humanité tangible, ces paroles : « Mon royaume n'est pas de ce monde ; Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père ; Ne cherchez pas les trésors de la terre, mais ceux du ciel ; Bienheureux les affligés, parce qu'ils seront consolés, » et tant d'autres, ne doivent avoir qu'un sens chimérique. C'est ainsi que les considère M. Renan : « La part de vérité, dit-il, contenue dans la pensée de Jésus l'avait emporté sur la chimère qui l'obscurcissait. Ne méprisons pas cependant cette chimère qui a été l'écorce grossière de la bulbe sacrée dont nous vivons. Ce fantastique royaume du ciel, cette poursuite sans fin d'une cité de Dieu, qui a toujours préoccupé le christianisme dans sa longue carrière, a été le principe du grand instinct d'avenir qui a animé tous les réformateurs, disciples obstinés de l'Apocalypse, depuis Joachim de Flore jusqu'au sectaire protestant de nos jours. » (Ch. XVIII, page 285, 1re édit.)
[2].
L'œuvre du Christ était toute spirituelle ; or, M. Renan ne croyant pas à la spiritualisation de l'être, ni à un monde spirituel, devait naturellement prendre le contre-pied de ses paroles, et le juger au point de vue exclusivement matériel. Un matérialiste ou un panthéiste, jugeant une œuvre spirituelle, est comme un sourd jugeant un morceau de musique. M. Renan jugeant le Christ du point de vue où il s'est placé, a dû se méprendre sur ses intentions et son caractère. La preuve la plus évidente s'en trouve dans cet étrange passage de son livre : « Jésus n'est pas un spiritualiste, car tout aboutit pour lui à une réalisation palpable ; il n'a pas la moindre notion d'une âme séparée du corps. Mais c'est un idéaliste accompli, la matière n'étant pour lui que le signe de l'idée, et le réel l'expression vivante de ce qui ne paraît pas. » (Ch. VII, page 128.)
Conçoit-on le Christ, fondateur de la doctrine spiritualiste par excellence, ne croyant pas à l'individualité de l'âme dont il n'a pas la moindre notion, et par conséquent à la vie future ? S'il n'est pas spiritualiste, il est donc matérialiste, et par conséquent M. Renan est plus spiritualiste que lui. De telles paroles ne se discutent pas ; elles suffisent pour indiquer la portée du livre, car elles prouvent que l'auteur a lu les Évangiles, ou avec bien de la légèreté, ou avec un esprit si prévenu qu'il n'a pas vu ce qui saute aux yeux de tout le monde. On peut admettre sa bonne foi, mais on n'admettra certes pas la justesse de son coup d'œil.
Toutes ses appréciations découlent de cette idée que le Christ n'avait en vue que les choses terrestres. Selon lui, c'était un homme essentiellement bon, désintéressé des biens de ce monde, de mœurs très douces, d'une instruction bornée à l'étude des textes sacrés, d'une intelligence naturelle supérieure, à qui les disputes religieuses des Juifs donnèrent l'idée de fonder une doctrine. En cela il fut favorisé par les circonstances, qu'il sut habilement exploiter. Sans idée préconçue et sans plan arrêté, voyant qu'il ne réussirait pas auprès des riches, il chercha son point d'appui chez les prolétaires, naturellement animés contre les riches ; en les flattant, il devait s'en faire des amis. S'il dit que le royaume des cieux est pour les enfants, c'est pour flatter les mères, qu'il prend par leur côté faible, et s'en faire des partisans ; aussi la religion naissante fut, à beaucoup d'égards, un mouvement de femmes et d'enfants. En un mot, tout était calcul et combinaison chez lui, et, l'amour du merveilleux aidant, il a réussi. Du reste, pas trop austère, car il aima beaucoup Madeleine, dont il fut beaucoup aimé. Plusieurs femmes riches pourvoyaient à ses besoins. Lui et ses apôtres étaient de bons vivants qui ne dédaignaient pas les joyeux repas. Voyez plutôt ce qu'il dit :
« Trois ou quatre Galiléennes dévouées accompagnaient toujours le jeune maître et se disputaient le plaisir de l'écouter et de le soigner tour à tour. Elles apportaient dans la secte nouvelle un élément d'enthousiasme et de merveilleux dont on saisit déjà l'importance. L'une d'elles, Marie de Magdala, qui a rendu si célèbre dans le monde le nom de sa pauvre bourgade, paraît avoir été une personne fort exaltée. Selon le langage du temps, elle avait été possédée par sept démons ; c'est-à-dire qu'elle avait été affectée de maladies nerveuses et, en apparence, inexplicables. Jésus, par sa beauté pure et douce, calma cette organisation troublée. La Magdaléenne lui fut fidèle jusqu'au Golgotha, et joua le surlendemain de sa mort un rôle de premier ordre ; car elle fut l'organe principal par lequel s'établit la foi à la résurrection, ainsi que nous le verrons plus tard. Jeanne, femme de Khousa, l'un des intendants d'Antipas, Suzanne, et d'autres restées inconnues, le suivaient sans cesse et le servaient. Quelques-unes étaient riches, et mettaient par leur fortune le jeune prophète en position de vivre sans exercer le métier qu'il avait professé jusqu'alors. » (Ch. IX, p. 151.)
« Jésus comprit bien vite que le monde officiel de son temps ne se prêterait nullement à son royaume. Il en prit son parti avec une hardiesse extrême. Laissant là tout ce monde au cœur sec et aux étroits préjugés, il se tourna vers les simples. Le royaume de Dieu est fait pour les enfants et pour ceux qui leur ressemblent ; pour les rebutés de ce monde, victimes de la morgue sociale qui repousse l'homme bon, mais humble… Le pur ébionisme, c'est-à-dire que les pauvres (ébionim) seuls seront sauvés, que le règne des pauvres va venir, fut donc la doctrine de Jésus. » (Ch. XI, p. 178).
Il n'appréciait les états de l'âme qu'en proportion de l'amour qui s'y mêle. Des femmes, le cœur plein de larmes et disposées par leurs fautes aux sentiments d'humilité, étaient plus près de son royaume que les natures médiocres, lesquelles ont souvent peu de mérite à n'avoir point failli. On conçoit, d'un autre côté, que ces âmes tendres, trouvant dans leur conversion à la secte un moyen de réhabilitation facile, s'attachaient à lui avec passion. »
« Loin qu'il cherchât à adoucir les murmures que soulevait son dédain pour les susceptibilités sociales du temps, il semblait prendre plaisir à les exciter. Jamais on n'avoua plus hautement ce mépris du monde, qui est la condition des grandes choses et de la grande originalité. Il ne pardonnait au riche que quand le riche, par suite de quelque préjugé, était mal vu de la société. Il préférait hautement les gens de vie équivoque et de peu de considération aux notables orthodoxes. « Des publicains et des courtisanes, leur disait-il, vous précéderont dans le royaume de Dieu. Jean est venu ; des publicains et des courtisanes ont cru en lui, et malgré cela vous ne vous êtes pas convertis. » On comprend que le reproche de n'avoir pas suivi le bon exemple que leur donnaient des filles de joie devait être sanglant pour des gens faisant profession de gravité et d'une morale rigide.
« Il n'avait aucune affectation extérieure, ni montre d'austérité. Il ne fuyait pas la joie, il allait volontiers aux divertissements des mariages. Un de ses miracles fut fait pour égayer une noce de petite ville. Les noces en Orient ont lieu le soir. Chacun porte une lampe ; les lumières qui vont et viennent font un effet fort agréable. Jésus aimait cet aspect gai et animé, et tirait de là des paraboles. » (Ch.XI, p. 187.)
« Les Pharisiens et les docteurs criaient au scandale. « Voyez, disaient-ils, avec quelles gens il mange ! » Jésus avait alors de fines réponses qui exaspéraient les hypocrites : « Ce ne sont pas les gens qui se portent bien qui ont besoin de médecin. » (Ch. XI, p. 185.)
M. Renan a soin d'indiquer, par des notes de renvoi, les passages de l'Évangile auxquels il fait allusion, pour montrer qu'il s'appuie sur le texte. Ce n'est pas la vérité des citations qu'on lui conteste, mais l'interprétation qu'il leur donne. C'est ainsi que la profonde maxime de ce dernier paragraphe est travestie en une simple repartie spirituelle. Tout se matérialise dans la pensée de M. Renan ; il ne voit dans toutes les paroles de Jésus rien au delà du terre-à-terre, parce que lui-même ne voit rien en dehors de la vie matérielle.
Après une description idyllique de la Galilée, de son climat délicieux, de sa fertilité luxuriante, du caractère doux et hospitalier de ses habitants, dont il fait de véritables bergers d'Arcadie, il trouve dans la disposition d'esprit qui devait en résulter la source du christianisme.
« Cette vie contente et facilement satisfaite n'aboutissait pas à l'épais matérialisme de notre paysan, à la grosse joie d'une Normandie plantureuse, à la pesante gaieté des Flamands. Elle se spiritualisait en rêves éthérés, en une sorte de mysticisme poétique confondant le ciel et la terre… La joie fera partie du royaume de Dieu. N'est-ce pas la fille des humbles de cœur, des hommes de bonne volonté ?
Toute l'histoire du christianisme naissant est devenue de la sorte une délicieuse pastorale. Un Messie aux repas de noces, la courtisane et le bon Zachée appelés à ses festins, les fondateurs du royaume du ciel, comme un cortège de paranymphes : voilà ce que la Galilée a osé, et ce qu'elle a fait accepter. » (Ch. IV, p. 67.)
« Un sentiment d'une admirable profondeur domina en tout ceci Jésus, ainsi que la bande de joyeux enfants qui l'accompagnaient, et fit de lui pour l'éternité le vrai créateur de la paix de l'âme, le grand consolateur de la vie. » (Ch. X, p. 176.)
« Des utopies de vie bienheureuse fondées sur la fraternité des hommes et le culte pur du vrai Dieu préoccupaient les âmes élevées et produisaient de toutes parts des essais hardis, sincères, mais de peu d'avenir. » (Ch. X, p. 172.)
« En Orient, la maison où descend un étranger devient de suite un lieu public. Tout le village s'y rassemble ; les enfants y font invasion ; les valets les écartent : ils reviennent toujours. Jésus ne pouvait souffrir qu'on rudoyât ces naïfs auditeurs ; il les faisait approcher de lui et les embrassait. Les mères, encouragées par un tel accueil, lui apportaient leurs nourrissons pour qu'il les touchât… Aussi les femmes et les enfants l'adoraient…
La religion naissante fut ainsi à beaucoup d'égards un mouvement de femmes et d'enfants. Ces derniers faisaient autour de lui comme une jeune garde pour l'inauguration de son innocente royauté, et lui décernaient de petites ovations auxquelles il se plaisait fort, l'appelant : fils de David, criant : Hosanna ! et portant des palmes autour de lui. Jésus, comme Savonarole, les faisait peut-être servir d'instrument à des missions pieuses ; il était bien aise de voir ces jeunes apôtres, qui ne le compromettaient pas, se lancer en avant, et lui décerner des titres qu'il n'osait prendre lui-même. » (Ch. XI, p. 190.)
Jésus est ainsi présenté comme un ambitieux vulgaire, aux passions mesquines, qui agit en dessous et n'a pas le courage de s'avouer. A défaut d'une royauté effective, il se contente de celle plus innocente et moins périlleuse que lui décernent de petits enfants. Le passage suivant en fait un égoïste :
« Mais de tout cela ne résulta ni une Église établie à Jérusalem, ni un groupe de disciples hiérosolymites. Le charmant docteur, qui pardonnait à tous pourvu qu'on l'aimât, ne pouvait trouver beaucoup d'écho dans ce sanctuaire des vaines disputes et des sacrifices vieillis. »
« Sa famille ne semble pas l'avoir aimé, et, par moments, on le trouve dur pour elle. Jésus, comme tous les hommes exclusivement préoccupés d'une idée, arrivait à tenir peu de compte des liens du sang… Bientôt, dans sa hardie révolte contre la nature, il devait aller plus loin encore, et nous le verrons foulant aux pieds tout ce qui est de l'homme, le sang, l'amour, la patrie, ne garder d'âme et de cœur que pour l'idée qui se présentait à lui comme la forme absolue du bien et du vrai. » (Ch. III, p. 42, 43.)
Voilà ce que M. Renan intitule : Origines du christianisme. Qui aurait jamais cru qu'une bande de joyeux vivants, une troupe de femmes, de courtisanes et d'enfants, ayant à leur tête un idéaliste, qui n'avait pas la moindre notion de l'âme, pussent, à l'aide d'une utopie, de la chimère d'un royaume céleste, changer la face du monde religieux, social et politique ? Dans un autre article nous examinerons la manière dont il envisage les miracles et la nature de la personne du Christ.
[1] Brochure in-18. ‑ Prix : 1 fr., chez Plon, 8, rue Garancière.
[2] Toutes nos citations sont tirées de la 1
re édition.